C’est un
mélange d’excitation, de peur, d’incompréhension. Parfois de
rage, de tristesse ou de résignation. Et puis, sentir la nécessité
de bouger, faire basculer l’établis. L’accepté, bien
qu’inacceptable.
Écouter parler de la violence. Un mot
qui, à force, a perdu de son sens. Écouter, répéter, s’alarmer,
s’appitoyer, déblatérer. Faire sonner les silences, les secondes
avant le récit de la tragédie, les suspens je dirais presque.
Répondre des réponses qui n’en sont pas. Comparer, partager,
libérer le trop plein de chaque jour, de chaque vie. La violence, on
en parle. Et puis on la subit et la digère. Et vient le moment où,
évidemment, on la reproduit. Ou plutôt, où l’on réalise que
cela fait bien trop longtemps que nous sommes les premiers acteurs de
cette violence.
Cette semaine, semblable à beaucoup
d’autres depuis 9 mois, fût un calendrier de l’aven, avec ses
petites fenêtres qui s’ouvrent, et révèlent un soit disant
innatendu que l’on connaît déja.
Lundi c’était Elle. Qui refuse
l’appellation de victime qui enferme dans la domination et
l’immobilité. Elle préfère s’octroyer le statut de survivante.
Survivante à l’une des expressions les plus malsaines de la
violence d'un être sexué sur un autre. La femme qui n’est même
plus femme, mais seulement un objet sexué. A quoi bon porter plainte
me dit-elle...
Mardi, c’était Lui. Lui non plus ne
se dira jamais victime. Un rire amer surgit quand il prononce ce mot.
L’humour noir est une vague qui s’abbat sur son mal être. Un
jour de décembre où nous étions beaucoup dans la rue, c’est lui
qu’ils ont emmené. Avec d’autres, bien sur. Il me parle. Me
raconte la violence. L’arrestation alors qu’il mangeait des
tacos. La peur dans les yeux de ses amis, compagnons de classes, et
de lutte. La rage dans ses mots et ses cris à ce moment là.
L’arrivée au commissariat, les premiers mots que lui dédie le
chef des lieux : “Bonjour ..., ca faisait longtemps que l’on
t'attendait”. Et puis le silence sur les jours qui ont suivi. Seuls
quelques mots sur la peur et la tentative de se résigner au fait que
sa vie “dehors”, c’était du passé.
Jeudi, la vie continue mais les
histoires se ressemblent. Un autre Lui me raconte. Alors qu’il
avait 16 ans, il y eut ce que l’on appelle “Atenco”. Du nom de
la ville où manifestèrent paysans, commercants et étudiants contre
le projet de construction d’un aéroport. Atenco résonne désormais
avec la trentaine de femmes qui furent arrêtées, torturées
sexuellement et violées par la police. Et dont, sans surprise, ni
reconnaissance ni justice ne leur ont été donné.
Mais Lui ne les a que mencionnées. La
chance lui a sourit ce jour là. Il allait prendre le car pour se
rendre à Atenco, unir sa présence et ses cris à ceux des autres,
quand sa mère l’a obligé à rester pour l’anniversaire de son
père. Deux jours après ses amis en sont revenus. Et d’autres pas.
Celui qui est revenu a sauté du clocher de l’Eglise, s’est caché
dans une brouette remplie de paille poussée par un vieil homme
jusqu'à la sortie de la ville. Il a marché 30 km sur le bord de
l’autoroute jusqu'à la capitale, d’une traite “sans se
retourner”.
Celui qui n’est pas revenu s’était
réfugié dans une maison. Il étaient trois. A la fille, ils lui ont
donné un vêtement traditionnel de la communauté et l’ont placé
derrière le fourneau, comme n'importe quelle femme qui continuerait
son labeur domestique. Quand la police est rentrée dans la maison,
ils sont passés près d’elle sans un regard mais ont vite ouvert
l’armoire où se planquaient les deux autres. Lui me dit “je n’ai
pas eu besoin de l’avoir vécu pour l’avoir senti”.
Ce qu’il a vécu fût 5 ans après.
En 2011, une Caravane “pour la paix” part de la ville de
Cuernavaca et remonte le pays jusqu’au nord. Sur son chemin, les
victimes de la guerre contre la délinquance organisée
s’agglutinent. Les gens parlent. Certains racontent la violence,
témoignent de leur fille assassinée, de leur cousin disparu, des
voisins en lesquels on ne peut plus confier. D’autres disent que
toute cette perversité est là depuis trop longtemps pour que cela
vaille encore la peine de lui accorder des mots.
Quoi qu’il en soit, ils arrivent dans
l’Etat de Cohauila, dans la ville de Torréon, au nord du pays. La
veille, treize jeunes ont été assassinés, à deux rues seulement
du campement de la Caravane. Les habitants n’ont aucun doute, le
message est clair : “bienvenue à la Caravane pour la paix”.
Quand Lui voit les ruisseaux de sang qui sortent encore du lieu
morbide, quand il sent l’odeur des corps et de la merde, les mots
sont absents. Lui qui était venu comme journaliste n’a plus rien à
conter. “Le langage pour
exprimer cela ne se trouve pas dans le reigne des mots et des
lettres. Ce sont les
pleurs qui écrivent, indélébiles, avec de larmes de solitude et de
tristesse”.
Et
maintenant ? Pas surprenant que
la politique de guerre menée pendant 6 ans amène des histoires
pareilles, et avec elles
un état de choc national,
la peur, la déconfiance et l'apathie. N'importe qui qui ne
ferme pas les yeux et les oreilles voit ces récits s'agglutiner dans
sa mémoire. Passivement, ou jusqu'à éclater, de haine, de
rancoeur, de tristesse ou de folie...?
Les mots, s'ils sont utiles à une
certaine forme de catarsis, sont aussi responsables de la terrible
normalisation qu'ils engendrent. Une certaine forme de routine
s'installe à l'écoute de ces récits. Il faut bien canalyser
l'émotion, alors on se dit que ce n'est qu'une histoire de plus. Pas
plus terrible ni originale que celle de la veille. Les coupables
restent les mêmes, les victimes aussi. Et le système qui les
engendre et les permet ne vascille pas, mais au contraire, il s'en
nourrit.
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