American dream


Assise sur les marches au coin d'une rue, je savoure la fatigue du voyage, du repas arroz con frijoles y huevos, et de la brise nocturne. Je suis sur la route du retour, fraîchement sortie du Guatemala, rentrant à Mexico par la côte pacifique. La frontière n'est pas loin, et j'avance vers le Nord, lentement mais sûrement.
 
A quelques mètres de là s'étalent les rails de la bestia, l'unique train qui traverse le Mexique du Nord au Sud. La bestia est vieille, rouillée, et c'est vrai qu'elle a quelque chose d'animal. Lente et lourde, une force qui semble ancéstrale la tire vers le Nord. Ses wagons clos transportent des marchandises de la frontière guatemaltèque à la frontière estadunisienne. Sa carcasse de féraille a la couleur des milliers d'histoires qui se sont agrippées à elle et de l'espoir qu'elle continue de véhiculer, années après années, kilomètres après kilomètres. 
 
Photo : Isabel Muñoz
De ces bouts de vie, de femmes et d'hommes qui l'ont rêvé, attendu, qui se sont accrochés à ses bouts de féraille, qui se sont hissés sur le haut de ses wagons et qui ont senti le vent et le froid quand défilaient les kilomètres.
Ils sont des milliers, chaque année, à faire la route qui mène vers le Nord. La plupart partant du Salvador ou du Honduras, des dollars plein les yeux. 
J'observe donc ces rails chargés d'histoire. Ici, tout le monde sait qu'à la nuit tombée, des hommes et des femmes venus du Sud attendent le train aux bords de la voie. Ils se joignent au bruit assourdissant de la machine au marche pour rejoindre la frontière avec les Etats-Unis, et éviter ainsi les nombreux barrages militaires qui jalonnent les routes méxicaines. Les Etats-Unis, l'eldorado, l'Eden, les dollars. Le travail certes, mis à quel prix ?

La Bestia. Photo : Isabel Muñoz
Un homme d'une cinquantaine d'années s'approche. Pas grand, ni petit pour autant, costaud, une fine moustache apportant de l'alégresse à son visage. Ses yeux sont doux mais son regard trahit les années vécues, il approche de la cinquantaine. Il se présente, Enrique, “propriétaire” du petit restaurant où je viens de manger. Je ne l'avais appercu ni à la cuisine, ni servant les clients malgré la petitesse du lieu. C'est sa femme qui l'a avisé. Une étrangère est venue manger, elle parle espagnol. Enrique vient me saluer, faire connaissance. Curiosité dans un village où les touristes se font rares et l'animation aussi depuis que les narcos qui réceptionnaient la drogue sur la côte Pacifique toute proche ont été chassés par les autorités. D'ailleurs, Enrique regrette ce temps où le village était plus prospère, les narcos dépensant l'argent de la drogue sur leur chemin. 

Enrique connaît les Etats-Unis. Il y a vécu quatre ans il y a sept ans déjà. Parti seul, sa femme l'a rejoint quelques mois après. Il a travaillé comme jardinier, cuistot, et a ramassé le piment, le tabac, et les tomates. Il a travaillé dur toutes ces années, et a vite réalisé que la main d'oeuvre venue du Sud du continent est indispensable à l'économie américaine : “Les gringos ne pourraient pas vivre sans les Méxicains. Ramasser les tomates, ils ne savent pas faire ! Au bout d'un jour, n'importe lequel d'entre eux jette l'éponge ! Ca fait trop mal au dos !” Un rire amusé et amer à la fois secoue son visage. Malgré la difficulté de la langue, la vie rudimentaire qu'il menait et surtout, la peur sans cesse présente de la police, il garde un bon souvenir de ces années passées là-bas. Les gens sont aimables, et les femmes sont fines et ont la peau claire. Il gagnait en une semaine ce qu'il gagne à peine en un mois ici. Le samedi, il allait danser dans un club de musique méxicaine. Musique ranchera, cumbia, banda, peu importe quel rythme du temps qu'il pouvait se sentir sur sa terre pour quelques heures. Le dimanche, il envoyait l'argent à sa famille restée au Mexique. Ces quatre années de labeur lui ont permis de financer les études universitaires de ses deux filles, et une fois reveu au pays, d'agrandir son restaurant et d'acheter un petit bout de terrain. Aujourd'hui, pour vivre confortablement, il lui faudrait retourner chez les gringos quelque temps pour amasser encore une fois un peu d'argent. Mais à cela, il ne peut s'y résoudre. Cela voudrait dire refaire tout ce trajet jusqu'au Nord, retraverser le désert, et revivre la peur d'être arrêté au coin de la rue, et cela des années durant. Il semble s'être décidé à vivre de peu ici plutôt que de trimer loin de sa terre. 

Sur ces mots nous accoste un jeune homme d'une vingtaine d'années. Plus tard j'apprendrai qu'il en a 26, et qu'il n'a ni femme, ni enfants. Ses gestes sont brusques, et son regard nerveux. “¿Me pueden ayudar con una moneda para comer?”Tout de suite il nous explique, il vient du Honduras. La dureté du voyage a cerné les contours de ses yeux. La peur se sent dans tout son être ; celle qui s'incruste dans les moindre recoins du corps et de l'esprit et qui tord le ventre dans les moments de panique. Cesar est trapu, les cheveux rasés des deux côtés du crâne et brillants de gel au sommet. Il porte un jean, un sac à dos que les routes ont usé et un maillot de basket oú est inscrit “Pride” en grosses lettres. La fierté sort par éclats de ses yeux brillants. Mais est-ce de la fierté ou bien une volonté à toute épreuve ? Enrique l'a tout de suite reconnu, son regard s'est fait comme nostalgique, de celui qui sait, qui voit son passé dans l'avenir de l'autre. Cesar (“comme l'Empereur” a-t-il aussitôt ajouté) n'est qu'un bracero de plus sur le chemin qui mène, ou pas, aux Etats-Unis. Ainsi sont appelés les migrants qui cherchent à rejoindre le Nord du continent ; bracero signifiant “qui peut être lancé avec le bras”. Autrement-dit, celui qu'on jette quand on en a plus besoin, l'expression traduisant la vulnérabilité de leur situation.

Photo : Isabel Muñoz

Cesar a de l'espoir plein la tête, tellement que ca en a quelque chose de naïf. “Où tu vas comme ca?” l'interpelle Enrique. “Tu vas prendre la Bestia en marche, c'est ca ?” Il rajoute, d'un ton presque paternel : “Moi je te le dis : n'y va pas. Un jour, ton pays va s'arranger. Attends, sois patient”. Cesar l'entend sans vraiment l'écouter. Le rêve est trop puissant, sa conviction d'une vie meilleure une fois là-bas a quelque chose d'irrationnel. Quand nous évoquons les dangers du chemin, il se fait plein d'assurance, dit les connaître et est persuadé d'arriver jusqu'en territoire américain. Quand Enrique lui parle des difficultés à l'arrivée, il les écarte d'un revers de bras. Il a déja traversé il y a deux ans. Il était passé par le désert, comme Enrique. Ce dernier lui rappelle la chaleur acablante, le manque d'eau, les jours de marche et le danger mortel de se perdre, tourner en rond, et mourir assoiffé. A cela, Cesar répond du tac au tac “J'ai mes citrons. Et puis j'ai déjà fait le chemin. Cette fois je n'ai besoin de personne, je retrouverai.” Il est parti seul, sans amis, sans famille. Il ne paiera pas non plus de coyote, trop cher. Ces passeurs de frontière demandent jusqu'à 4500 dollars pour faire traverser la frontière et amener les migrants à bon port, aux Etats-Unis. 

Il y a deux ans, Cesar avait déja tenté l'aventure. Pensant avoir surmonté le plus dur, il était arrivé au Texas sain et sauf. Le rêve n'aura pas duré longtemps. Après trois jours en territoire américain, la police l'interpelle. D'où tu es ? Du Honduras. Papiers ? Silence. Deux mois dans les cellules américaines, trois heures d'avion et quinze jours de détention dans son pays. “Imagine-toi... Tant de temps pour arriver là-bas et en trois heures j'étais de nouveau au Honduras.” Mis à part la honte de rentrer au pays les menottes aux poignet, Enrique s'estime chanceux. Il est libre.
Un dernier regard, furtif, presque fuyant. Chargé d'assurance et d'espoir quant à son destin, craintif tel un enfant, Cesar nous tourne le dos. Sa silouette trappue s'enfonce dans l'obscurité de la nuit rejoindre les bancs de la gare de bus, toujours plus rassurants que le béton du trottoir. 

La Bestia. Photo : Isabel Muñoz      

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Faute de pouvoire prendre des photos, j'ai préféré accompagner l'article du reportage photo d'Isabel Muñoz.


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